Lors de sa plénière annuelle tenue mi-décembre en Namibie, la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a publié deux nouveaux rapports majeurs.
Créée en 2012, l’IPBES fournit aux décideurs politiques des rapports scientifiques faisant un état des connaissances académiques et non académiques* sur la biodiversité, les écosystèmes et leurs bénéfices pour les individus. Elle développe également des outils et méthodes pour protéger les ressources naturelles et les utiliser de manière durable. Un des objectifs clés de l’IPBES est de fournir la science et les preuves nécessaires pour soutenir la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal et de l’Accord de Paris sur le changement climatique.
Des rapports de référence sur les sujets liés à la biodiversité
Parmi ses différents rapports, celui de 2019 (Rapport d’évaluation mondiale de la biodiversité) a eu une portée considérable. L’IPBES y a dressé un état général de la diversité biologique mondiale et a précisé, en les détaillant, les cinq facteurs de pressions directes sur la biodiversité, à savoir le changement d’usage des terres et des mers, l’exploitation directe des ressources, le changement climatique, la pollution et les espèces exotiques envahissantes.
Les crises environnementales, sociales et économiques telles que la perte de biodiversité, l’insécurité hydrique et alimentaire, les risques sanitaires, les pandémies mondiales et le changement climatique sont toutes interconnectées. Elles interagissent, se répercutent en cascade et se combinent d’une manière qui rend les efforts isolés pour les résoudre inefficaces voire contre-productifs. Le rapport d’évaluation sur les liens entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé (rapport Nexus) offre une évaluation scientifique de ces interconnexions complexes et explore soixante-dix options de réponse spécifiques pour maximiser les avantages connexes à travers cinq « éléments nexus » : la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le changement climatique.
Fruit de trois ans de travail par 165 experts internationaux issus de 57 pays de toutes les régions du monde, le rapport dresse un certain nombre de constats (conséquences directes du déclin de la biodiversité, intensification par des moteurs socio-économiques indirects, dépendance modérée à forte du PIB mondial à la nature, coûts non comptabilisés des approches actuelles de l’activité économique, subventions publiques aux activités qui ont des impacts négatifs sur la biodiversité, retard dans la prise de mesures…). Il observe que les actions actuelles pour relever ces défis échouent à aborder la complexité des problèmes interconnectés et entraînent une gouvernance incohérente. Pour une de ses coprésidentes Pamela McElwee, il faut « décloisonner les approches individuelles, ce qui peut se faire en adoptant une prise de décision intégrée et adaptative. »
Quel message clé ?
Le rapport Nexus examine les défis futurs (182 scénarios évalués qui prévoient des interactions entre trois éléments ou plus du nexus. Un de ses messages clés est que si les tendances actuelles « business as usual » des facteurs de changement directs et indirects se poursuivent, les résultats seront extrêmement mauvais pour la biodiversité, la qualité de l’eau et la santé humaine, avec une aggravation du changement climatique et des défis croissants pour atteindre les objectifs de la politique mondiale. Il indique aussi que si l’on cherche à maximiser les résultats d’une seule partie du nexus de manière isolée, il est probable que les autres éléments du nexus en pâtiront.
Selon Paula Harrison, autre coprésidente du rapport, « certains des scénarios futurs ont des résultats positifs pour l’homme et la nature en offrant des avantages communs à tous les éléments du nexus ». Ceux qui « présentent les avantages les plus importants sont ceux dont les actions sont axées sur la production et la consommation durables combinées à la conservation et à la restauration des écosystèmes, à la réduction de la pollution, à l’atténuation du changement climatique et à l’adaptation à ce dernier. »
Le rapport Nexus montre que les scénarios axés sur les synergies entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le changement climatique ont les meilleurs résultats probables pour les ODD et que le fait de s’attacher à relever les défis dans un seul secteur (comme l’alimentation, la biodiversité ou le changement climatique) de manière isolée limite sérieusement les chances d’atteindre d’autres objectifs.
Plus de 70 « options de réponses »
Selon le rapport, de nombreuses réponses sont déjà disponibles au niveau politique et communautaire pour gérer durablement la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le changement climatique et elles peuvent parfois être peu coûteuses. Certaines d’entre elles ont des impacts sur l’ensemble des éléments du nexus et d’autres, sur une partie de ces éléments. Pour beaucoup, une mise en œuvre ensemble ou en séquence peut encore améliorer leurs impacts positifs (ex. : participation inclusive des peuples autochtones et des communautés locales).
Le rapport Changements transformateurs
Publié à la suite du rapport Nexus, le rapport d’évaluation sur les causes sous-jacentes de la perte de biodiversité et les déterminants des changements transformateurs et les options pour atteindre la vision 2050 pour la biodiversité (rapport sur les changements transformateurs) va droit au but : pour lui, des changements profonds et fondamentaux dans la façon dont les individus perçoivent et interagissent avec le monde naturel sont nécessaires de toute urgence pour enrayer et inverser la perte de biodiversité et préserver la vie sur Terre.
Pour l’une de ses coprésidentes Karen O’Brien, « opérer un changement transformateur pour un monde juste et durable est urgent car la fenêtre d’opportunité se referme pour enrayer et inverser la perte de biodiversité et pour empêcher le déclenchement du déclin potentiellement irréversible et l’effondrement prévu des fonctions clés des écosystèmes. » Il est également nécessaire de le faire car la plupart des approches précédentes et actuelles de la conservation qui visent à réformer plutôt qu’à transformer les systèmes n’ont pas réussi à stopper ou à inverser le déclin de la nature dans le monde, ce qui a de graves répercussions sur l’économie mondiale et le bien-être humain. » Le changement transformateur s’entend ici comme des changements fondamentaux à l’échelle des points de vue (façons de penser, de savoir et de voir), des structures (façons d’organiser, de réglementer et de gouverner) et des pratiques (façons de faire, de se comporter et d’interagir). Il s’agit donc d’un changement fondamental à l’échelle du système.
Cinq principaux défis
Après plusieurs principes et freins, le rapport identifie cinq défis majeurs du changement transformateur : les relations de domination sur la nature et les personnes (en particulier celles apparues et propagées à l’époque coloniale et qui persistent dans le temps) ; les inégalités économiques et politiques ; les politiques inadéquates et les institutions inadaptées ; les modes de consommation et de production non durables (dont les habitudes et pratiques individuelles) ; l’accès limité aux technologies propres et aux systèmes de connaissance et d’innovation non coordonnés.
Cinq stratégies et des actions associées
Le rapport présente cinq stratégies clés et des actions associées aux effets complémentaires et synergiques : Conserver, restaurer et régénérer les lieux qui ont une valeur pour les individus et la nature et qui illustrent la diversité bio-culturelle ; Impulser des changements systématiques et intégrer la biodiversité dans les secteurs les plus responsables du déclin de la nature ; Transformer les systèmes économiques pour la nature et l’équité ; Transformer les systèmes de gouvernance pour qu’ils soient inclusifs, responsables et adaptatifs ; Changer les points de vue et les valeurs pour reconnaître l’interconnexion entre les individus et la nature.
Quel message clé ?
Un des messages clés du rapport est que si chaque personne et chaque organisation a un rôle à jouer pour créer des changements transformateurs à plusieurs niveaux, les coalitions d’acteurs et de groupes d’acteurs sont plus efficaces dans la poursuite d’un changement transformateur que les changements poursuivis individuellement. Ces coalitions comprennent les gouvernements à tous les niveaux, le secteur privé, les institutions financières, la communauté scientifique, les citoyens, les peuples autochtones et communautés locales, les organisations de la société civile, les organisations non gouvernementales, les syndicats, les bailleurs de fonds, les organisations confessionnelles, etc.
Les gouvernements peuvent être « de puissants catalyseurs du changement transformateur quand ils favorisent la cohérence des politiques, adoptent et appliquent des réglementations plus strictes en faveur de la nature et des contributions de la nature à la population dans les politiques et les plans des différents secteurs, déploient des outils économiques et fiscaux novateurs, éliminent progressivement ou réforment les subventions nuisibles à l’environnement et promeuvent la coopération internationale. » La société civile peut jouer « un rôle important et efficace dans l’instauration d’un changement transformateur en mobilisant les citoyens, en créant des initiatives qui propagent le changement et en demandant aux gouvernements et au secteur privé de rendre compte de leurs pratiques néfastes. »
Notons que le prochain rapport IPBES (2025) portera sur le lien entre entreprises et biodiversité.
* Cf. rapports nationaux réalisés par des entreprises ou des ONG, savoirs locaux et autochtones, etc.